vendredi 25 avril 2008

Plan du mémoire


Introduction

Première partie: Les différentes coutumes et croyances

* Le visible, l’invisible et le christianisme
* L’ordre du temps
* Le surnaturel
* Médecine empirique et magie blanche

Deuxième partie : L’Ochju

* Origines
* Sens de la pratique et rituel
* Précautions et remèdes
* Enquête sur le terrain

Conclusion

Bibliographie


Introduction


La Corse a toujours été qualifiée d’Ile mystérieuse et secrète, ses habitants de barbares.
Lieu de mythes et de légendes, elle est géographiquement, à la fois isolée et au centre de la Méditerranée. Le Corse porte en lui d’anciennes croyances venues de la profondeur du temps que la religion chrétienne n’a pas réussit à effacer et qu’elle a du intégrer. Rituels codés, prières secrètes, gestes symboliques, se sont transmis de générations en générations au fil des siècles. Les pratiques symboliques Corses reposent sur la croyance que de puissants rapports mutuels unissent les êtres engendrant toutes sortes d’interactions. C’est pour cela que l’on pense pouvoir se protéger du mauvais œil ou agir sur une personne atteinte, afin de rétablir son équilibre.
En étudiant les différentes coutumes et croyances et surtout le mauvais œil, nous verrons à quel point, cela a contribué à façonner l’âme Corse.

jeudi 24 avril 2008

Les differentes coutumes et croyances


Le visible, l’invisible et le christianisme

Dans la conduite de leur vie, les corses sont guidés par l’idée que ce qu’ils voient, le domaine du visible, est doublé par une face invisible, mystérieuse, mais déterminante.
Cette vision de l’ordre des choses inspire aussi bien la religion chrétienne telle qu’elle est vécue par les corses, les pratiques médico-magiques et les représentations et conduites concernant les rapports de la nature et du surnaturel. Elle sous-entend la sagesse populaire telle que nous la trouvons dans les proverbes : leur forme imagée n’est pas un artifice de style, elle correspond à une vision de l’ordre des choses qui voit dans le visible, l’expression et le reflet de l’invisible, de l’essentiel et du spirituel. La quasi-totalité de la population Corse est de confession Catholique. Cette situation explique que la religion Catholique imprègne tous les actes de la vie.
Même si aujourd’hui, la pratique religieuse régulière est marquée par l’absentéisme, il reste que les grands rites chrétiens : baptême, communion, mariage, enterrement, sont observés massivement.
Cette tradition vivante et complexe associe étroitement la religion, la magie, la médecine populaire, la vision du surnaturel.
La religion assure la protection de tous les instants. On ne fait aucun projet d’avenir sans ajouter « si diu vole ». Les paysans, les bergers font bénir les champs, les maisons, les troupeaux.
La vierge a été proclamée par la consulta des théologiens le 31.01.1735 « Reine et protectrice de la Corse » le « Dio vi salvi regina» devient l’hymne Corse cette année là. Chant religieux à l’origine, les Corses en firent un chant guerrier. La vierge n’est pas évoquée pour protéger les plus malheureux mais pour protéger les Corses contre leurs ennemis.
Cette imprégnation religieuse de la vie quotidienne se remarque aussi dans les gestes les plus simples.
On compte les boisseaux de blé ou les bêtes en disant non pas « un, deux, trois » mais « nome di dieu (1) »,« e di i santi »(2), « e di a trinita »(3) et on poursuit par les chiffres ordinaires.
L’omniprésence de cette foi chrétienne ne va pas sans un certain anti-cléricalisme.
Le profond et sincère respect qu’inspire le prêtre dans sa fonction et dans son habit n’exclut pas une certaine défiance irrévérencieuse à l’égard de l’homme lui-même. Elle s’exprime dans des histoires gaillardes ; « in cumpania ancu u prete piglia moglia » ou dans l’expression courante pour désigner quelqu’un qu’il vaut mieux ne pas nommer « e u prete chi l’ha fattu ».Cette contradiction n’est pas étonnante.
En effet, le clergé Corse est étroitement lié au peuple dont il est issu, il partage les difficultés, l’idéal national et patriotique. Il a joué un rôle important dans les luttes mais aussi dans les querelles politiques et s’est ainsi rapproché du peuple des villageois qu’il conduisait. Les domaines du spirituel et du temporel sont intimement liés. Cela est visible dans l’organisation des communautés. Les confréries ont joué dans les périodes troublées, un rôle social et économique, en réconciliant des familles déchirées, en modérant leurs conflits. C’est dans le cadre de la confrérie que se prennent les décisions les plus urgentes concernant la vie de la communauté. Aujourd’hui les confréries ont gardé essentiellement un rôle spirituel, dans une stricte indépendance à l’égard de l’église.

L’ordre du temps

Chaque jour, chaque saint, chaque mois, apporte son lot de promesses, mais aussi d’incertitudes et de déceptions.
Certains jours de la semaine sont néfastes : le lundi et le vendredi. On ne commence, ni ne finit jamais un travail le vendredi. Dans certains villages du sud on ne fait pas sortir un mort de la maison un lundi. On tient également un grand compte de la lune.
Coupe de bois à feuilles caduques = vieille lune.
Coupe de bois à feuilles persistantes = nouvelle lune.
Le jour de la Noël « coupe » la lune. En effet, si Noël, tombe un jeudi, on peut tailler tous les jeudis de l’année, quelle que soit la lune.
La période de Noël est riche en traditions où se mêlent foi chrétienne et croyances héritées des premiers temps de l’humanité. Comme l’initiation aux prières secrètes durant la nuit du 24 au 25 décembre jusqu’à minuit. Ces prières secrètes les « incantesimi » sont destinées à arrêter les saignements, à délivrer de la douleur du feu, à guérir des vers et surtout à éloigner l’ochju, le mauvais œil suscité par l’envie ou la jalousie.
Chaque mois a sa particularité. Janvier doit être froid, Février le mois des intempéries, Mars changeant, l’eau du mois d’Août est bénéfique pour les vignes, Novembre se prête aux semailles et fait mûrir le vin dans les tonneaux « in san Martinu u mostu vale vinu ». Jusqu’à sainte Lucie (13 décembre) on peut semer sans compter.
Mais chaque défaillance se paye. Un beau temps à Noël est promesse de froid au printemps « Natale a u balcone, Pasqua a u fucone ».Le temps qu’il fait le jour de la chandeleur détermine la fin ou le prolongement de l’hiver « santa Maria ciriola, s’ellu piove di l’invernu simu fora, s’ell’è sole é bellu tempu trenta ghjorni simu dentru ».
Dans « l’almanach de la mémoire et des coutumes - Corse » de Claire Tièvant et Lucie Desideri, on retrouvera à travers le calendrier agricole et pastoral tous les évènements qui du levé du jour à la tombée de la nuit et du berceau à la tombe, ponctuaient autrefois et ponctuent encore, ici et là, la vie quotidienne des Corses.

Le surnaturel

Ceux qui lisent

Ceux qui savent lire les signes prédisent l’avenir.Ainsi la naissance dans un troupeau d’agneaux noirs avec une tâche blanche à l’épaule présage la mort d’un membre de la famille du berger, le hululement de la chouette (malacella) ou le bris d’un miroir sont de mauvaise augure. Ces signes là sont faciles à interpréter et tout le monde les connaît.
Beaucoup plus délicate est l’interprétation du crépitement du feu, la lecture par transparence des coquilles d’œufs mal formés sur lesquelles chaque tâche a une signification et surtout la lecture de l’omoplate du mouton (spalla o pace). Cette dernière pratique divinatoire est mentionnée par Giovanni Della Grossa et les Corses la partagent avec d’autres peuples méditerranéens (les grecs, les monténégrins, les berbères du haut atlas marocain). Elle consiste à prendre l’os de l’omoplate gauche d’un mouton que l’on fait bouillir afin d’enlever toute trace de chair. Par transparence le « spallistu » voit un certain nombre de signes. Selon la place qu’ils occupent sur la « spalla » leur signification est différente. Chaque face de la « spalla » concerne un domaine de la vie professionnelle, économique, de la vie du groupe familial du berger Les naissances, les morts, les départs, les accidents, les vendetta sont lisibles. Tout ce qui est lu se rapporte à la famille ou à la communauté du propriétaire de l’animal.
Aujourd’hui les « spallisti » ont pratiquement disparus.

Ceux qui voient

Nombreux sont ceux qui voient, non pas en rêve, mais pendant la veillée. Surtout en rentrant la nuit lorsque l’on passe près d’une église abandonnée, d’un pont, d’un cimetière, au passage d’un ruisseau. On peut voir se détacher de l’ombre une forme qu’on identifie comme quelqu’un qu’on connaît. On lui parle, mais on n’obtient pas de réponse. C’est une « finzione », une apparition. C’est le double de la personne qu’on a reconnu. Son double s’est déjà mis en marche vers la mort. La personne mourra dans un délai de trois jours à un an.
Un autre type de manifestation est le « spiritu ». Il peut arriver que peu de temps après sa mort une personne revienne dans les lieux qu’elle a habité poussée par un besoin impérieux. On s’efforce alors d’accomplir son désir afin que le mort puisse trouver le repos et laisser les vivants en paix. « Pace a i vivi e riposu a i morti ».

Ceux qui accomplissent
Les mazzeri

Le Mazzeru ou acciacatore – culpatore – culpamorte est un « chasseur d’âmes ».Il a le pouvoir de se dédoubler pendant son sommeil et de partir, en esprit, battre la campagne. Il est entraîné par une force irrésistible, en chemin il lui arrive de rencontrer des animaux sauvages (surtout des sangliers). Il tue un de ces animaux et quand il se penche vers lui il reconnaît une personne de son village ou de sa famille. Cette personne mourra inéluctablement.
Dans certaines régions du centre et du sud de la corse on dit que du 31Juillet au 1er Août sur les crêtes et les cols qui séparent les territoires de leurs communautés. Il combattent avec des armes singulières : les hampes d’asphodèle ( luminellu, talavellu, candelu). Ceux qui sont vaincus meurent dans l’année. De ces combats dépend la prospérité de chaque village pour l’année à venir. Dorothée Carrington nous en parle passionnément. Les Mazzeri ne soignent pas, ne guérissent pas et surtout il leur manque le système religieux. Ce sont des marginaux dans l’univers culturel Corse. D’ailleurs on devient « Mazzeru » quand on a été mal baptisé. Les Mazzeri sont les porteurs de la loi inéluctable de la vie et de la mort.

Les sorcières

Le personnage de la sorcière se présente en Corse avec des traits classiques. Alors que le’’Mazzeru’’ chasse dans l’espace sauvage la sorcière opère surtout dans les maisons dans lesquelles elle s’introduit par le trou de la serrure. Elle s’approche des berceaux et suce le sang des enfants endormis à la manière d’une belette dont elle prend la forme. Si on frappe une belette sorcière, il faut pour la tuer lui asséner un nombre pair de coups, sinon elle est sauvée.
Certains bandits, marchaient toujours en nombre pair par crainte de rencontrer des esprits. Pour se protéger des sorcières et des sorciers (un homme peut-être strigone ou surpatore) on emploie des loquets de bois sur lesquels leurs charmes se brisent ou encore « l’unghja di a grande bestia » (l’ongle de la grande bête) ou la « petra quadrata » qui attachée à la jambe gauche rend infatigable. On accroche aussi à la porte ou sous l’oreiller une faucille dentelée ou un peigne de métier à tisser, les sorciers ne savent compter que jusqu’à sept et perdent leur temps à compter les dents, quand l’aube arrive, il sont contraints de s’enfuir sans faire de mal.
Les autres figures des ténèbres

- Les processions des revenants âmes en peine, esprits des brouillards qui entourent et se saisissent des passants attardés par les chemins déserts « lagrimanti », « mortuloni » vont en compagnie « cumpania », « squadra d’arozza ». Il faut se plaquer contre un mur pour éviter d’être complètement enveloppé par ce fleuve d’ombres et tenir dirigé contre eux un poignard ou un simple clou.
- Les morts déclenchent également autour des maisons de violentes bourrasques quand ils n’y trouvent pas l’eau qu’on doit laisser sur le rebord de la fenêtre la nuit, et où ils viennent s’abreuver.

- L’imbuscata qui se rapproche du « malochju » est une autre forme d’agression des esprits. Lorsque l’on passe le gué d’une rivière à midi, ou devant un cimetière ou une fontaine à la tombée de la nuit, on risque de tomber dans une embuscade de mauvais esprits. Nous pouvons constater que nous retrouvons toujours les mêmes lieux, les frontières du visible et de l’invisible où deux versants de la réalité se touchent dangereusement. Par ailleurs « Strega » et « Mazzeri » sont deux figures principales d’un système de représentations et de croyances fort complexe. Le « Mazzeru » porte la loi de la vie et de la mort. La « Strega » exprime l’agressivité, le mal, le désordre. Le « Mazzeru » n’est ni responsable ni exorcisable, la Strega est responsable et vulnérable. Elle a donc été intégrée dans le système de représentation chrétien contrairement au « Mazzeru ». On peut constater à quel point christianisme et paganisme s’entremêlent dans la vision du surnaturel et l’on peut mesurer la profondeur de la pénétration de l’un et la persistance de l’autre.

Médecine empirique et magie blanche

Le thème de la magie et de la sorcellerie est corollaire à celui de la médecine populaire, l’un et l’autre entretenant souvent des rapports étroits dans la tradition. Les rîtes et les pratiques peuvent s’adonner en deux grands ensembles que l’on pourrait appeler « magie blanche et médecine empirique ». En effet, à côté de celui ou celle qui « « signe » les vers, l’ochju, le soleil, il y a celle qu’on appelle « la mammana ». Elle est accoucheuse et experte en remèdes de bonne femme « Bonna donna » sans qu’on puisse établir de frontière nette entre son domaine et celui de la « signatore », elle est parfois l’une et l’autre. Souvent, on trouvera entremêlés rite magique, prière chrétienne et médecine empirique.

La médecine empirique

Les paysans, les bergers au contact de la nature ont élaborés un corps de médecines empiriques qui mettaient en œuvre des processus physiques, chimiques et physiologiques, efficaces dans bien des cas.
Les tisanes
Infusions, décotions, macération (camomille, gentiane, bourrache etc...) sont employées contre les fièvres de toutes sortes (malaria, paludisme, fièvres de malte et même bronchite).
Contre les rétentions d’urine on donne à boire des tisanes de pariétaire (vitriola) et des queues de cerises. Pour les vers des infusions de « mousse corse ».Les angines se soignent avec des gargarismes de tiges d’aubépine. L’arba santa (achillée de ligurie) s’emploie en tisanes contre les vers intestinaux des enfants, en emplâtre elle guérit les entorses.

Les emplâtres et applications

Ils sont faits avec des produits naturels ou d’extraits ou d’onguents préparés. On peut citer en particulier « la nocca » (ellébore) dont on fait un grand usage : en dévotion pour les plaies du bétail mais surtout en applications directes sus les dents cariées pour tuer le nerf. On applique sur les verrues du lait de figues, ou on frotte avec des rondelles de tubercules d’asphodèle trois fois par jour, pendant trois semaines. On rejoint là les rîtes magiques. On pourrait citer bien d’autres remèdes.
La chaleur
Elle joue un rôle important également dans cette médecine traditionnelle. Elle est utilisée dans le procédé de l’enfournement, pour les cas de piqûre de la venimeuse « zinevra », dans les cas de sciatique. Mais aussi sous forme d’emplâtres, de cataplasmes de farine de lin, de son, de cendres, de « vitucciu » ( clématite flammette) contre toutes les douleurs et les inflammations.
Les sangsues sont largement utilisées. Les forgerons Corse savent encore guérir la sciatique par une cautérisation du lobe de l’oreille. La mammana et l’accunciatore (rebouteux) savent guérir les fractures et les immobiliser. Cette médecine empirique dont on ne peut nier l’efficacité est intimement liée au magico-religieux. Avant toute thérapeutique, il fallait conjurer le mauvais sort « l’ochju ». Comme nous l’avons déjà constaté, la référence au symbolique et le traitement objectif sont juxtaposés, mais ils peuvent être entremêlés inextricablement.

La magie blanche

La magie blanche est l’art d’agir sur les forces occultes pour protéger ou guérir ceux qui sont atteints par des puissances maléfiques. En Corse, on désigne par le terme de « l’ochju » les forces occultes dont un individu est victime. Le mauvais œil peut-être donné par les vivants c’est « innochju » ou par les morts « imbuscada ». Lorsqu’on est atteint du mauvais œil, on doit faire appel à celui ou celle qui possède le pouvoir de le chasser « ou de le briser »« crucia l’ochju ». Seul le « signadore » et « la signadora » doués de pouvoirs qui guérissent l’âme ou le corps, sont capables d’exorciser le mal. Nous développerons ce sujet longuement dans la partie suivante.
Un autre rite médico-magique commun en Corse est celui de la signature des vers « i vermi ». Le matériel est constitué par des fils blancs, dont la signatore coupe neuf morceaux. Elle récite des prières, fait trois signes de croix sur une assiette blanche remplie d’eau et laisse tomber un à un les fils dans l’assiette en prononçant une formule qui se réfère aux grandes fêtes du calendrier chrétien. Si les fils se tordent le sujet avait les vers et doit ressentir un soulagement immédiat. Dans les formules magiques de l’ochju et des « vermi », dieu, la vierge, les saints apparaissent souvent munis d’armes, ou d’instruments dont ils se servent pour combattre le mal. Nous constatons que nous sommes toujours en présence de forces spirituelles du bien et du mal. Par la prière, le geste (signe de croix) et l’adhésion du patient « la signatora » met en correspondance l’action symbolique, physique et psychologique.

L'ochju


Origines

L’ochju « le mauvais œil » est une croyance très ancienne et répandue en Méditerranée.
Dans sa conférence sur le « Mazzérisme et le folklore magique de la Corse » en 1975 à l’Adecec, Roccu Multedo nous dit que « c’est de la Chaldée que vient la conjuration du mauvais œil ». Carine Aldolfini-Bianconi dans son livre « l’ochju » nous démontre les similitudes flagrantes entre les rituels Corses et Sumériens y compris sur le langage. L’existence de rituels et d’amulettes, les cornes, le sel, la salive, l’œil de sainte Lucie, démontrent combien les Corses et les sumériens craignaient la maladie et la mort. Dans leur manière d’expliquer et de soigner la maladie ils se rejoignent. Comme en Corse, dans l’ancienne Mésopotamie le mal est personnifié, on craint les démons. Le mauvais œil est une forme de démon, les amulettes et les rituels représentent des remèdes contre le démon.
Ces croyances sont présentes sur tout le pourtour Méditerranéen. Pour les mulsulmans du moyen âge, le mauvais œil est l’expression du désir inconscient de celui qui l’envoie.
Dans « Corsica encyclopédia » Ghjasippina Thury-Bouvet nous dit que dans l’antiquité, on trouve le corail, sang de la gorgone décapitée qui éloigne le mal. Les sorciers d’Italie décrivent une déesse qui prend ce qu’elle voit, on ne devait pas croiser son regard. On rejoint là « u Basgialiscu », animal ambivalent, serpent à tête de coq, capable de tuer de son regard, il faut l’apercevoir avant d’être vu, sous peine d’être pris au piége. Nous sommes en présence d’une mort liée au regard « l’ha toccu u Basgialiscu ».En Corse, les récits de pétrification sur certains lieux évoquant des événements générés par la puissance de l’œil sont nombreux..
Par exemple, dans la vallée de la Gravone. La légende raconte qu’un Basgialiscu vivait dans le fleuve de la Gravona. Il rejetait l’eau par-dessus bord, infestait l’air, semait la terreur et la mort dans toute la région. Pour s’en débarrasser, les habitants de Veru , Tavacu, Carbuccia, se retrouvèrent dans le bois de Quarcettu et se rendirent à la chapelle de San Martinu. Là, ils accueillirent Charlemagne en visite dans la piève de Celavu.
Sur ordre du roi, le chevalier Renaud ( Rinaldu) éperonna son cheval et sauta par dessus l’eau en tranchant la tête du monstre. Les marques des sabots du cheval ont longtemps été visibles sur un rocher au bord de la Gravona, mais une crue l’a finalement emporté.

Sens de la pratique et rituel

Le mauvais œil est désigné par plusieurs noms : « mal d’ochju » dans le Cap, « ghiustrata » en Balagna, « ochjacciu » dans le Niolo, « mazzulata » dans la Cirnaca, « acciacatura » dans le sud, et un peu partout « innuchjatura ».
Ce mal qu’on qualifie d’indéfinissable et qui atteint surtout les enfants, se caractérise par un état de forte migraine, de nausées, une lassitude inhabituelle. Ces symptômes ressemblent assez à une crise de foie, on dit d’ailleurs que « l’ochju porta nantu à u fegatu ». « L’ochju » est la manifestation d’une influence néfaste provenant d’un regard humain, où l’œil joue le rôle d’instrument de propagation d’une force, d’un fluide, dont les effets sont néfastes pour celui qui les subit. Ce fluide malfaisant provient la plupart du temps d’une admiration envieuse, d’une jalousie très forte. Il peut être transmis sans le vouloir et sans le savoir. On peut également être atteint par « l’imbuscada » qui est un mauvais sort jeté par les esprits hostiles des morts, lorsque l’on passe le gué d’une rivière à midi ou, lorsque à la tombée de la nuit on passe devant un cimetière ou une fontaine. C’est en effet là que se tiennent les esprits. Ils peuvent manifester leur hostilité à l’égard des vivants qui omettent d’accomplir ou qui accomplissent mal leurs obligations envers eux.
Un seul remède s’impose : il faut recourir à une « mammina » ou « incantatora » ou « signatora ».
L’intervention de la « signatora » ou « signatoru » (il n’y a pas de différence de sexe) sera toujours bénévole. Selon les régions de Corse, le rituel peut varier mais les grandes lignes sont identiques. Roccu Multedo dans sa conférence en 1975 à l’Adecec nous donne une idée assez complète des différents rituels.
Dans le Sud, « a signatora » lorsqu’il s’agit de « l’incantesimu di i donni in partu » (l’exorcisme des femmes en couches) s’appelle « tinidora ». Elle utilise divers ingrédients : grains de blé, encens pris à l’église, morceaux de bruyère, du fil, du sel, le sceau de Salomon, la fumée, le plomb fondu jeté dans l’eau, des gouttes d’huile jetées également dans l’eau, ou encore des morceaux de charbon ardent.
A Sisco, dans le Cap, on pratique encore « l’orazione » en jetant des grains de blé dans une assiette d’eau. Le dianogstic du mauvais œil dépend des bulles qui se forment. Il est question dans une prière magique d’une colombe qui tient dans une de ses pattes une tasse remplie de blé.
A Salice (sud) on signe l’œil avec des fils de sept couleurs qui pourraient représenter les jours de la semaine sainte.
A Ghisoni, pour les douleurs et les rhumatismes on verse du sel dans une assiette contenant de l’huile, on chauffe le tout et après avoir fait le signe de croix « la signatora » frotte le membre endolori avec les doigts trempés dans l’huile en disant une incantation.
Mais la matière magique la plus répandue lors des exorcismes est sans contexte L’HUILE. L’arbre qui la produit est réputé pour sa force. L’huile est très tôt associée aux pratiques de purifications. Celui qui est oint est consacré par Dieu. L’huile tient un rôle considérable dans la bible, puisque le nom « Christ » correspond à la traduction grecque « oint du seigneur ». Elle est versée sur le défunt et lors du baptême, elle participe à la naissance et à la mort. Versée sur l’eau, elle a pour objet de rendre visible l’invisible, de fixer les esprits fuyants dans l’eau. Les pêcheurs corses en jettent pour calmer la mer et y voir les poissons. Le poisson est l’œil de la mer, il est d’ailleurs pour cette raison considéré comme un animal protecteur.
La « signatora » va verser de l’huile sur l’eau pour que son œil voie les profondeurs.
Elle commence l’exorcisme en faisant trois signes de croix et en mettant en contact « a lumerella a oliu » avec quatre points de l’assiette, Nord-Sud, Ouest-Est de façon à, former une croix. L’assiette doit être une assiette blanche, creuse. Elle récite « e prigantule » et recommence le signe de croix avant de plonger dans l’huile l’auriculaire de la main gauche ou droite (les avis sont partagés) et laisse tomber trois gouttes dans l’assiette, elle recommence la même démarche trois fois : «sta preghera fu detta très volte. Ogni volta à mammone face très segni di croce cù a lumerella à oliu » Bartolomeu Dolovici –Veghia cu i morti – Bastia 1973.
Jean-Claude Rogliano dans « Mal cuncilio » décrit la même scène « Quand l’huile fut chaude, la signatora en fit tomber quelques gouttes dans l’eau de l’écuelle. Avec la même main, elle ne cessait de faire des signes de croix au dessus du récipient, tandis que Rosana répétait après elle les prières de l’incantesimu. Enfin elle lui apprit à découvrit dans la forme des tâches d’huile surnageant dans l’eau, les causes du mal et les moyens de les faire disparaître. »
Trois gouttes, cinq gouttes, là aussi les avis sont partagés, mais la plupart des cas étudiés parlent de trois gouttes et toujours d’un nombre impaire, essentiellement magique. Le chiffre TROIS est sacré dans toutes les civilisations. Il représente l’enfant issu du couple, la trinité divine, les trois niveaux de l’univers : l’en haut, le milieu (la terre) l’en bas, c'est-à-dire : l’avenir, le présent et le passé. C’est aussi le chiffre de la renaissance : le Christ a ressuscité le troisième jour.
A Linguizzetta à Venaco ou dans le Rustinu l’assiette creuse est posée sur la table, et dans le Rustinu chose qu’aucun auteur ne précise, le malade pose ses doigts de la main droite sur le rebord de l’assiette.
Si les gouttes se diluent, le malade « hè innuchjiatu » si les gouttes restent entières, il ne s’agit pas d’un sortilège.
L’opération se déroule en trois temps :
-dans un premier temps, « la signatora » vérifie qu’il s’agit bien du mauvais œil. Si elle constate que « ghié l’ochju » elle recommence l’opération pour le vérifier. Ce n’est qu’à la troisième fois qu’on saura si le malade est guéri : on dit que « l’ochju spezza ». La « spezzata » est un changement radical. Alors que les gouttes se diluaient, elles s’agglutinent, se stabilisent et restent figées. Dans la goutte apparaît l’ombre d’une pupille pareille à celle d’un chat.
Dans le sud, même si le malade est présent on place sous l’assiette un objet lui appartenant, on procède de même dans le Rustinu où le malade portera l’objet sur lui pour se protéger.
-Si à la troisième opération triple, aucune des gouttes ne s’est figée, le mauvais œil n’est pas parti. Il faut le faire dire par une autre personne et jusqu’à trois personnes différentes.
-Lorsque l’exorcisme est terminé, on jette l’eau dans le feu ou dehors dans un lieu de passage. On y rince auparavant l’auriculaire qui a gardé la trace de l’huile et on l’essuie sur ses cheveux. Dans le Rustinu, on brouille l’eau avec ses doigts et on trace un dernier signe de croix sur la tête du patient en prononçant la formule suivante : « que le maléfice soit conjuré. »
La « signatora » peut également opérer à « sec » sans eau, sans huile, en faisant des signes de croix sur la tête du patient. Lorsque le mal s’en va, elle baille ou elle a le hoquet.
A la fin de l’opération elle peut faire part, si le patient est d’accord, de ses commentaires :
- lorsque les gouttes sont bien réparties dans toute l’assiette, le mauvais œil provient d’une assemblée de personnes.
- lorsqu’elles sont disposées sur une seule ligne « e trecce » il a été causé par une femme.
Ces correspondances obéissent à la grande loi dite « des signatures » une phrase citée par Roccu Multedo de Jean Marquès-Rivière résume cette loi « ce qui est en bas est comme ce qui est en haut et ce qui est en haut est comme de ce qui est en bas, pour faire des miracles d’une même chose. »
La prière magique doit être bien dite car « benedire » veut dire « bien dire ». Dans les prières magiques corses, il faut prononcer le prénom. Le prénom est par excellence le nom secret, c’est l’être intime. Nommer c’est faire venir, faire venir c’est faire obéir. En magie, « l’énoncé d’un nom suffit pour asservir » a dit Pline – Auteur romain de l’encyclopédie naturelle.
Pour devenir « signatora » il faut être catholique pratiquante. Elle est la continuatrice de la « bonna donna », des fées, elle protège des mauvais esprits.
A travers les « prigantule » les fées ont été remplacées par la vierge ou les saintes et les personnages mystérieux, quelquefois mythologiques, par des saints, dont certains sont inconnus dans la religion chrétienne. Par exemple, dans une très ancienne prière destinée à soigner les bêtes, il est question de saint Talbu, saint Erbu, saint Maclu. Qui sont-ils ? Nous avons là un exemple de prière modifiée par l’influence de la religion. L’ancienne croyance persiste et s’intègre à la religion chrétienne.
Autrefois la transmission se faisait en famille et en génération alternée : grands-parents – petits enfants. Aujourd’hui, « la signatora » dévoile ses secrets la nuit de Noël aux personnes qui le lui demande si elle les trouve dignes de les posséder.
Si on dévoile « les prigantule » ou si on les transmet hors de la date voulue, le pouvoir est perdu.
La « signatora » ne se limite pas à conjurer le mauvais œil, elle soigne certaines maladies auxquelles on n’attribue pas de causes magiques : piqûre d’insecte, vers, coup de soleil. Chaque maladie appelle une prière différente et un matériel approprié. On rejoint là la médecine empirique.
Il existe également des prières que l’on peut apprendre « i ogni tempi » de tous temps.
Ce sont des prières que l’on récite avant d’aller se coucher, à l’église, en passant devant une croix, pour éloigner l’orage en posant sur la fenêtre l’œuf de l’ascension « l’ovu cruciatu di l’ascensione » ou en allant à l’aube, le jour de l’ascension cueillir « u risu » ou « broccula » une plante qui a la particularité de pousser à l’envers et qui fleurit à la saint Jean ou à la Trinité. Si elle ne fleurit pas, cela est signe de grand malheur. On conserve également les petits pains de saint Antoine et de saint Roch qui une fois bénits assurent la protection du foyer et ne moisissent jamais.
On peut constater que les pratiques magiques ne se limitent pas aux maladies des hommes et des animaux, elles sont nombreuses toute l’année aux dates rituelles importantes du calendrier. Elles renforcent la lutte des hommes contre la mort et la maladie, elles combattent la misère et le malheur, elles garantissent la survie et attirent les forces positives en éloignant les démons.
Nous vivons toujours aujourd’hui, et c’est heureux, à la frontière du surnaturel.

Précautions et remèdes

Quels sont les moyens pour se protéger des démons de l’ochju ?
Nous savons que les personnes les plus réceptives à « l’ochju » sont d’abord les enfants, les personnes heureuses, chanceuses, comblées qui dégagent une énergie positive convoitée par l’œil. Elles sont plus que les autres soumises au regard, d’où la nécessité de se protéger.

Le vertical contre le mal


Les corses ont gardé ce recours à la verticale face au danger du mauvais œil. « L’ochju » provoque un déséquilibre, le vertical en créant un lien avec les forces célestes est bénéfique (stantari, pierres verticales). La fameuse main de corail que portent les nouveaux nés est fermée, le pouce passé entre l’index et le majeur. On fait les cornes lorsqu’on a le sentiment d’être en présence de l’œil. Cette croyance dans le pouvoir des cornes est très ancienne. Carine Adolfini Bianconi, nous démontre que les sumériens avaient le même symbolisme de verticalité : « la main phallique, la ziggourat (tour), la flèche, les cornes ou les stantari… rendent hommage au pouvoir créateur de la divinité. »


L’Asphodèle

Pour les corses c’est une plante de vie alors que pour les grecs et les romains, c’est le symbole de la mort.
Elle est utilisée pour l’œil par la « sfumatora » : « je t’enfume et que Dieu te guérisse de tout mal. » Elle est aussi l’arme puissante des « Mazzeri » dont le nom est lié à la plante : mazza, mazzetta. Mais, mazzetta en corse veut dire aussi bouture, donc partie vivante qui donnera naissance à d’autres plantes. Pendant les batailles mazzériques, les « Mazzeri » sont munis de Tirli ou Zirli (asphodèles). Zirlu veut dire aussi « jaillissement », symbole de fertilité. A ce titre, elle représente la virilité et la puissance. Elle servait à allumer le feu sacré de la saint Jean. Ce jour là, le soleil est au, plus haut de sa course, c’est le solstice d’été. On constitue un bûcher, appelé « castellu »
au sommet duquel on place une couronne végétale tressée, symbole du soleil. A la base, on place les plantes magiques, en particulier l’Asphodèle et la Murza ( l’immortelle) pour l’allumer. Nous avons toujours cette référence au vertical pour s’élever vers le divin.




Le sel

Contre l’envie, la jalousie, pour se protéger du mauvais œil on utilise encore de nos jours le sel, beaucoup en mette dans leurs poches, dans leur voiture ou sous leur lit. Depuis 5000 ans, le sel est considéré comme une énergie capable de réanimer une victime. Il est donc perçu comme une substance vitale unissant l’homme à Dieu.
Il est également connu comme un conservateur, on y voit donc un remède contre la désintégration de la matière vivante. Il désinfecte les plaies, nettoie et cicatrice. Il se dissout dans l’eau et absorbe le maléfice. Il peut aussi se cristalliser et empêcher ainsi le mauvais esprit de s’étendre.

La salive

Tout le monde sait qu’en Corse il est défendu de complimenter un enfant sans dire « que Dieu le bénisse » en crachant par terre ou sur le berceau ou en lui mettant un peu de salive sur la tête. La salive véhicule la vie, mais son effet peut être double. Etant chargée de la puissance interne de la personne, si cette dernière est maléfique ou malade, elle devient négative. Elle peut unir ou dissoudre, guérir ou salir, être associée à l’insulte. Elle a des propriétés communes avec le sel : son pouvoir cicatrisant et désinfectant. On retrouve le mot sel dans le langage : salvare = sauver, salute = santé.
En Corse comme en Mésopotamie, elle agit comme un réceptacle et absorbe soit le bon, soit le mauvais qui se retrouve transféré sur l’enfant qu’on complimente.
Jésus crache sur les yeux de l’aveugle puis y pose ses mains pour lui redonner la vue. Nous voyons bien là, les rapports entre la salive, les yeux, les mains et la guérison.

La Pierre

La pierre est un symbole de protection dans toutes les parties du monde. Sa solidité, sa force sécurisent l’homme, elle est liée à l’idée d’immortalité. Le temps ne l’atteint pas. La pierre ne laisse rien passer, pas même l’esprit des morts. C’est pour cela qu’elle ferme les tombeaux. Les pierres dont sont faites les maisons et la maison elle-même ont dans l’Ile un caractère sacré. On porte la pierre autour du cou pour éviter les mauvaises contagions et surtout pour former une barrière contre le mauvais œil.
Parmi les pierres merveilleuses, la Catochite ou pierre de mémoire était connue de Pline. La pierre d’aigle qui rend invisible, se trouve au col d’Ominanda. Pour qu’elle agisse, il faut prononcer la formule « Tamo-Samo » qui ressemble au « sésame ouvre-toi » des mille et une nuits. On portait en voyage, a petra quatrata, magnétite ou pierre d’aimant que l’on trouve près de Canari. Elle a la vertue de rendre infatigable et se porte attachée à la jambe gauche au dessus du genou. Un autre talisman était l’Unghie d’ella grande bestia qu’on allait chercher dans un pays lointain afin de se défendre contre les sorcières.


Le Corail

U Curallu a été découvert en Méditerranée il y a 6.000 ans. Il représente une amulette puissante appartenant au règne animal, végétal et minéral. Il est donc triplement bénéfique. Le fait qu’il pousse dans la mer accroît son pouvoir. L’eau étant le domaine des esprits. Ses branches rappellent les cornes, d’ailleurs en Corse, on porte souvent des cornes en corail. Il a aussi le pouvoir de soigner les hémorragies, sans doute à cause de sa couleur qui rappelle le sang pétrifié.



L’œil de Sainte Lucie

Pour se protéger, on peut accrocher un œil de Sainte - Lucie à son collier. Ce coquillage poli par la mer est en forme d’œil. Sainte-Lucie était connue en tant que protectrice de la vue et des maladies des yeux. Elle est très vénérée en Corse. Le coquillage est une représentation très ancienne de l’œil. Des perles rondes et percées en céramique blanche sur lesquelles sont dessinés des yeux bleus ont été retrouvées dans des anciennes tombes corses. Les yeux bleus, rares, passaient pour avoir un pouvoir néfaste. L’amulette les représentant servait de contre charme.


Le Poisson

Le poisson, le corail et l’œil de Sainte Lucie sont des yeux qui viennent de l’insondable : la mer.
Le poisson voit dans l’eau comme les « signatore », il vit dans les profondeurs, mais peut jaillir hors de l’eau lorsqu’il saute. Il est capable de remonter à la surface comme l’œil d’huile dans l’assiette d’eau. Il deviendra le symbole du Christ. Il évolue entre les eaux de la vie et de la mort, il remonte après avoir touché le fond, il connaît les secrets de la renaissance, il sera associé dans les rites liés au renouveau : nouvelle année, nouvelle saison, nouvelle vie. En Corse, il est représenté sous forme de rameaux lors des fêtes de Pâques.

La couleur rouge

Le rouge, couleur du sang, symbole de vie, fait peur aux démons.
La dame de Bonifacio d’après F. de Lanfranchi qui l’a découverte était ensevelie sous une couche d’argile rouge, rituel très ancien et universellement répandu traduisant une croyance après la mort, la terre rouge étant la matière fondamentale de la création de l’homme. Les Egyptiens décrivent le paradis comme une montagne rouge.
Pour les anciens, recouvrir le corps du défunt de poudre rouge c’était lui permettre de ressusciter dans l’autre monde. Aujourd’hui encore nous jetons une poignée de terre symbolique avant de refermer un tombeau. Certains menhirs corses ont été peints en rouge. Cela confirme la volonté de nos ancêtres d’immortaliser les monuments dédiés aux morts. Le rapport entre la couleur rouge du sang et la vie avaient été perçus à des époques très anciennes. Une tradition juive donne au fil rouge porté autour du poignet le pouvoir de repousser le mauvais œil. En Corse, à Sagone, pour les maux de ventre on a coutume d’entourer le ventre avec une ceinture de flanelle rouge, on tire ensuite en prononçant une formule magique en déroulant le lien. Pour éviter les cauchemars, on met encore aujourd’hui un bout de tissu rouge sous l’oreiller. Les « signatore » mettent dans « e breve » (petits sachets porte-bonheur) un fil de coton ou de lin rouge sur lequel elles ont fait cinq nœuds, lorsque l’on défait les nœuds on se débarrasse des démons.



Le bandeau sur le front

Pour éloigner les sortilèges, on nouait un bandeau de lin blanc sur le front autour de la tête. Dorothy Carrington nous décrit sa rencontre avec une « mazzera » « un ruban blanc, auquel était attaché une petite boucle d’oreille en or, lui entourait le front sous le fichu de la tête : c’est pour écarter mes yeux des maléfices, dit-elle, en touchant la boucle d’oreille . J’en ai besoin de mes yeux. »
La boucle d’oreille en or va dévier les rayons du mauvais œil, le métal ayant fonction de miroir. Le bandeau était découpé dans du lin ou du coton en respectant des mesures particulières de 108 cm/54 cm. Ces chiffres ont une grande importance, en effet 1+8 ou 5+4 = 9 qui est un chiffre magique. Il fallait également dessiner trois croix ( 3 étant le chiffre magique par excellence) le tremper ensuite dans l’eau salée ( nous retrouvons le sel) et bénite ( 3 grains de gros sel plus une prière ) et le laisser sécher sur le front.
Protéger le front traduit une très ancienne croyance en un troisième œil appelé œil de la connaissance divine, rassemblant le pouvoir des deux autres. Il va permettre de réorienter le regard dans la juste direction, vers le haut. D’ailleurs, la « signatora » se touche le front avec l’eau sainte et pose ses mains sur le front du malade.

Les autres protections

Le mauvais œil est une forme de démon. Il faut donc des remèdes contre cette intrusion dans le corps ou dans les maisons.
On utilise à cet effet une multitude d’objets bénits lors des fêtes religieuses : charbons de la Saint Jean, petites pierres, rameaux d’olivier, « crucette» de pâques, scapulaires, amulettes « e breve » qui contenaient un rameau d’olivier, des grains de riz, un peu du cierge de la chandeleur, et qu’on portait autour du cou.
L’arbousier, « l’albitru » est également une protection contre « l’ochju », on en mettait une branche dans la poche. « L’albitru » est le symbole de la mort et du passage dans l’autre monde, on en mettait des feuilles dans la bouche des défunts. Il intervient pour signer « l’ochju » pour les animaux.
La maison était également protégée contre les esprits et les démons. On accroche encore aujourd’hui des objets pointus aux murs ( couteaux, faucilles) contre les sorcières « e streghe ». On ne coupait pas les ongles aux bébés afin qu’ils puissent se défendre contre les esprits.
Les esprits étaient nombreux, il y avait les esprits du brouillard « i lagramenti » (leur nom vient d’Agramant, chef des Sarrasins) pour s’en protéger, il fallait tenir les portes fermées, avoir de l’eau bénite à la maison et tenir un clou à la main. Ces esprits pouvaient être accompagnés par les « murtulaghj » et conduire l’esprit d’une personne vivante dont le double est visible. Ce cortège s’appelle la « mumma » « a mumma passa e vene », on peut effectivement la voir à l’aller lorsqu’elle va chercher le futur défunt ou au retour lorsqu’elle l’emporte. Pour sauver la personne, il faut arracher un pan de son vêtement avant que le corps ne franchisse un cours d’eau ou ne soit rentré dans une église et surtout serrer fortement la lame d’un couteau entre les dents pour ne pas ouvrir la bouche. Le « mazzeru » peut également sauver la personne qui doit mourir en coupant la frange de son habit.
Les corses pensaient que le destin était inscrit d’avance et que grâce aux rêves prémonitoires on pouvait tenter en vain d’essayer de modifier l’avenir annoncé.
Rêver, c’est passé de l’autre côté de la rive, du fleuve, c’est le royaume des morts. Rêver c’est presque mourir « u sonnu hè compagnu di a morte ».
On ne nomme pas la mort. On dit : « si n’hè andatu »
On est très superstitieux : les chiens qui hurlent la nuit annoncent la mort, la chouette considérée par les grecs comme un animal protecteur est un oiseau de malheur. Parce que l’eau est une porte qui s’ouvre sur le pays des morts, on couvre les miroirs lors d’une veillée funèbre pour que les esprits ne puissent pas rentrer dans la maison.
Le bruit effraie les démons, il porte bonheur, cela explique que lors de plusieurs cérémonies (mariages, soir de Noël, nouvelle année) nous tirions en l’air.
Il est aussi très dangereux de prononcer certaines paroles. Nous venons de constater que le mot mort n’est pas prononcé sous peine de la provoquer.
On craint autant les mauvaises paroles que l’œil. Lorsqu’on exprime son admiration pour une personne on l’expose au mauvais œil, il vaut mieux se taire « acqua in bocca ». Il existe un lien très fort entre l’œil et la bouche. L’homme doit veiller à maintenir l’équilibre entre le haut et le bas pour ne pas s’exposer aux forces des démons.

Enquete de terrain sur la survivance des pratiques magico religieuses et en particulier l'ochju


Avis de l’abbé MONDOLONI, prêtre dans le canton de Castifao-Morosaglia depuis 25 ans :

« Je pense que l’ochju est un rituel secret qui se transmet entre personnes non habilitées à agir au nom du Christ. Or, dans l’église il n’y a pas, il ne peut pas y avoir de rituel secret. Tout rituel doit s’accompagner d’une liturgie de la parole. On ne fait pas de rosaire sans liturgie de la parole.
Le sacrement doit dire ce qu’il réalise. L’église doit acculturer et catéchiser. Elle choisit ses ministres pour continuer l’action du Christ. Personne d’autre ne peut être investi de cette mission, ni agir en son nom. Différence fondamentale avec la « signatora » qui agit en invoquant la religion dans une prière secrète pour chasser le mal.
Néanmoins, beaucoup de rites païens ont été intégrés dans la religion : l’encens, le sel, l’huile et même l’eau. Mais lorsque l’on bénit une personne, la prière est dite et non secrète.
D’ailleurs, on constate dans le monde que là où le paganisme est présent, le christianisme s’implante durablement et avec ferveur. Là où il n’est pas présent, le christianisme ne dure pas longtemps. Pour ces raisons, en Afrique par exemple, l’église a intégré le rituel Zaïrois à la messe, et en Chine, elle a essayé de reprendre certaines coutumes dédiées aux anciens. Mais, point de secret dans ces rituels comme cela est le cas pour la transmission secrète des prières magiques Corses, l’église ne peut donc être d’accord.
Ces pratiques étant courantes parmi la population, elle les tolère depuis des siècles.
»
Questionnaire fait auprès de Madame VANNI Angèle – Village de Bisinchi dans la piève du Rustinu

Madame VANNI Angèle, 55 ans, secrétaire administrative à Bastia, habitant depuis toujours le village de Bisinchi dans la piève du Rustinu a bien voulu répondre à mes questions.

- Pourquoi avez-vous appris l’Ochju ?
« J’ai tenu à apprendre les prières de l’Ochju vers l’âge de 40 ans en mémoire de ma grand-mère et aussi parce qu’à plusieurs reprises personnellement j’ai eu besoin des services de la « signatora Berbaretta ». Cette personne , malheureusement décédée, possédait un très grand pouvoir, non seulement pour l’Ochju mais aussi pour retrouver les objets perdus, pour certaines maladies ( vers, coups de soleil etc…) des hommes et des animaux. Ayant été élevée par ma grand-mère dans la ferveur chrétienne et habituée à la suivre lorsqu’elle allait soulager les petits maux des gens (remettre les os en place notamment) et surtout procéder aux accouchements car elle était en quelque sorte « bonna-donna », mais elle n’était pas « signatora », faisant pour cela confiance à sa cousine « Berbaretta ». C’est donc « Berbaretta » qui une nuit de Noël me dévoila les « prigantule ».

-De quelle façon procédez vous pour faire l’Ochju ?
« Le rituel est le suivant :
-Remplir une assiette blanche, creuse, d’eau et la poser sur la table à côté de la personne malade. La personne peut mettre quelque chose de personnel dans l’eau (bijoux en particulier) ou autre chose sous l’assiette, qu’elle portera sur elle une fois l’Ochju terminé.
-Mettre un peu d’huile dans une cuillère assez grande qui remplace « la lumerella »
-Faire poser les doigts de la main droite de la personne sur un rebord de l’assiette
-En tenant la cuillère d’huile de la main gauche ont fait trois signes de croix avant de commencer à dire les prières, puis pendant que l’on dit les prières on fait avec la main droite un signe de croix en touchant les bords de l’assiette en commençant par N/S et O/E et en touchant en passant les doigts de la personne tout le temps que durent les prières.
-A la fin les prières, on trempe l’auriculaire droit dans l’huile et on verse trois gouttes dans l’eau. Si les gouttes se figent et sont petites et brillantes, il n’y a pas d’ « Ochju ». Si les gouttes se dispersent, ne se figent pas, il y a l’ « Ochju ». Dans ce cas on recommence jusqu’à « spezza l’ochju » casser l’œil. Si on n’y arrive pas, la personne doit faire appel à une autre « signatora » et jusqu’à une troisième « signatora ».
-Lorsque « l’ochju » est fini. On verse le reste d’huile de la cuillère dans l’eau, on brouille l’eau et l’huile avec son auriculaire droit et on fait un signe de croix sur le front du malade en disant « Que le mal soit conjuré ».
-On jette l’eau et l’huile de l’assiette dans l’évier, cela n’a pas d’importance et n’est pas précisé dans le rituel que l’on m’a transmis. »

-Y a-t-il des personnes qui vous demandent de leur faire « l’Ochju » ?
« Oui, beaucoup de personnes me demandent de leur faire « l’Ochju » lorsque subitement elles ont mal à la tête ou envie de vomir. Ce sont surtout les voisins, les membres de la famille, les amis et en particulier les enfants en bas âge.
Je pense qu’il faut être très croyant pour que cela soit efficace. Mais je constate chaque jour que la tradition de « l’ochju » est encore très vivace dans la population et je dirais même que les jeunes sont plus demandeurs que les autres. »

-Avez-vous transmis à votre tour « l’Ochju » ?
« Oui, j’ai transmis « l’ochju » à ma fille, qui a 22 ans, car j’estime que cela fait partie de notre culture, je dirais même plus, cela nous permet de continuer d’exister. Le jour où nous ne transmettrons plus rien à nos enfants, ce jour là, qui à mon avis n’est pas loin, le peuple corse aura perdu son âme. »

Conclusion




Toutes les croyances magiques corses sont bien antérieures au christianisme. Roccu Multedo nous dit qu’elles feraient partie « du groupe sémitique, comme les tziganes, pour lequel la maladie ou la mort sont causées par des puissances occultes ( divinités, démons) alors que la pathologie grecque appartient au « Fatum » (malheur, destin, hasard) et n’est pas personnalisée. » Carine Adolfini Bianconi nous démontre la même chose, en faisant le parallèle avec la Mésopotamie.
Une constance se dégage de toutes ces croyances : le corse éprouve le besoin de se tourner vers l’au-delà et d’affirmer « c’è qualcosa ». Son esprit est marqué par un mysticisme non chrétien, que le christianisme n’a pu effacer, au contraire il l’a renforcé.
Le peuple corse a reconnu le Christ comme le messie, le fils de Dieu, parce qu’il représentait tous les symboles auxquels il croyait avant sa venue. Il est normal que suite à la franciscanisation de l’Ile le peuple corse ait façonné son âme autour de la passion, de la croix et de la mort. Il sait que la mort n’est jamais naturelle, qu’elle est le fait d’un autre, vivant ou invisible. Le grand mystère de la mort garde toute sa puissance de fantastique et d’horreur. Il est essentiellement religieux, placé en même temps sous la protection du soleil et de la lune, pour lui le travail de la terre et du métal est sacré. Il a appris à tenir sa langue, à maîtriser son œil et cela a forgé sa mentalité. Il a su créer ses propres limites. Etre chrétien, c’est simplement être un humain. Sur cette terre tout être humain pour lui est un chrétien et il est courant d’entendre dire « un c’é un’anima cristiana ou « d’hé cristianu anc’ellu ».
Cette culture unique qui a survécu des millénaires, qui s’est transmise oralement jusqu’à nos jours malgré les invasions, les colonisations, qui, fait unique au monde, a intégré le christianisme comme l’aboutissement de ses croyances, semble de plus en plus menacée par la déchristianisation de toute l’Europe qui nous entraîne vers la perte de nos valeurs.
Il est urgent de sauver notre âme, de retrouver cet équilibre entre le haut et le bas, de redevenir l’homme juste, droit et stable « u stantaru » afin de continuer a transmettre aux nouvelles générations cette force intérieure, cette divinité première sans nom, sans représentation et contre laquelle aucun recours n’est possible, ce « c’hé qualcosa » qui a fortement imprimé notre caractère et nous a permis de traverser les millénaires, afin que le peuple corse continue d’exister.

Bibliographie

  • L’almanach de la mémoire et des coutumes – Corse – Claire TIEVANT et Lucie DESIDERI

  • Les Mazzeri – Dorothy CARRINGTON

  • L’ochju – Carine ADOLFINI-BIANCONI

  • Corsica Encyclopedia – Ghjasippina THURY-BOUVET

  • Le mazzérisme et le folklore magique de la Corse – Roccu MULTEDO – Adecec 1975

  • Veghia cu i morti – Bastia 1973 – Bartulumeu DOLOVICI

  • Mal cuncilio – Jean-Claude ROGLIANO

  • Magie, Sorcellerie § croyances : http// perso.orange.fr/bludimare/magie§sort.htm

  • La légende du Basgialiscu : www gravona.com