jeudi 24 avril 2008

L'ochju


Origines

L’ochju « le mauvais œil » est une croyance très ancienne et répandue en Méditerranée.
Dans sa conférence sur le « Mazzérisme et le folklore magique de la Corse » en 1975 à l’Adecec, Roccu Multedo nous dit que « c’est de la Chaldée que vient la conjuration du mauvais œil ». Carine Aldolfini-Bianconi dans son livre « l’ochju » nous démontre les similitudes flagrantes entre les rituels Corses et Sumériens y compris sur le langage. L’existence de rituels et d’amulettes, les cornes, le sel, la salive, l’œil de sainte Lucie, démontrent combien les Corses et les sumériens craignaient la maladie et la mort. Dans leur manière d’expliquer et de soigner la maladie ils se rejoignent. Comme en Corse, dans l’ancienne Mésopotamie le mal est personnifié, on craint les démons. Le mauvais œil est une forme de démon, les amulettes et les rituels représentent des remèdes contre le démon.
Ces croyances sont présentes sur tout le pourtour Méditerranéen. Pour les mulsulmans du moyen âge, le mauvais œil est l’expression du désir inconscient de celui qui l’envoie.
Dans « Corsica encyclopédia » Ghjasippina Thury-Bouvet nous dit que dans l’antiquité, on trouve le corail, sang de la gorgone décapitée qui éloigne le mal. Les sorciers d’Italie décrivent une déesse qui prend ce qu’elle voit, on ne devait pas croiser son regard. On rejoint là « u Basgialiscu », animal ambivalent, serpent à tête de coq, capable de tuer de son regard, il faut l’apercevoir avant d’être vu, sous peine d’être pris au piége. Nous sommes en présence d’une mort liée au regard « l’ha toccu u Basgialiscu ».En Corse, les récits de pétrification sur certains lieux évoquant des événements générés par la puissance de l’œil sont nombreux..
Par exemple, dans la vallée de la Gravone. La légende raconte qu’un Basgialiscu vivait dans le fleuve de la Gravona. Il rejetait l’eau par-dessus bord, infestait l’air, semait la terreur et la mort dans toute la région. Pour s’en débarrasser, les habitants de Veru , Tavacu, Carbuccia, se retrouvèrent dans le bois de Quarcettu et se rendirent à la chapelle de San Martinu. Là, ils accueillirent Charlemagne en visite dans la piève de Celavu.
Sur ordre du roi, le chevalier Renaud ( Rinaldu) éperonna son cheval et sauta par dessus l’eau en tranchant la tête du monstre. Les marques des sabots du cheval ont longtemps été visibles sur un rocher au bord de la Gravona, mais une crue l’a finalement emporté.

Sens de la pratique et rituel

Le mauvais œil est désigné par plusieurs noms : « mal d’ochju » dans le Cap, « ghiustrata » en Balagna, « ochjacciu » dans le Niolo, « mazzulata » dans la Cirnaca, « acciacatura » dans le sud, et un peu partout « innuchjatura ».
Ce mal qu’on qualifie d’indéfinissable et qui atteint surtout les enfants, se caractérise par un état de forte migraine, de nausées, une lassitude inhabituelle. Ces symptômes ressemblent assez à une crise de foie, on dit d’ailleurs que « l’ochju porta nantu à u fegatu ». « L’ochju » est la manifestation d’une influence néfaste provenant d’un regard humain, où l’œil joue le rôle d’instrument de propagation d’une force, d’un fluide, dont les effets sont néfastes pour celui qui les subit. Ce fluide malfaisant provient la plupart du temps d’une admiration envieuse, d’une jalousie très forte. Il peut être transmis sans le vouloir et sans le savoir. On peut également être atteint par « l’imbuscada » qui est un mauvais sort jeté par les esprits hostiles des morts, lorsque l’on passe le gué d’une rivière à midi ou, lorsque à la tombée de la nuit on passe devant un cimetière ou une fontaine. C’est en effet là que se tiennent les esprits. Ils peuvent manifester leur hostilité à l’égard des vivants qui omettent d’accomplir ou qui accomplissent mal leurs obligations envers eux.
Un seul remède s’impose : il faut recourir à une « mammina » ou « incantatora » ou « signatora ».
L’intervention de la « signatora » ou « signatoru » (il n’y a pas de différence de sexe) sera toujours bénévole. Selon les régions de Corse, le rituel peut varier mais les grandes lignes sont identiques. Roccu Multedo dans sa conférence en 1975 à l’Adecec nous donne une idée assez complète des différents rituels.
Dans le Sud, « a signatora » lorsqu’il s’agit de « l’incantesimu di i donni in partu » (l’exorcisme des femmes en couches) s’appelle « tinidora ». Elle utilise divers ingrédients : grains de blé, encens pris à l’église, morceaux de bruyère, du fil, du sel, le sceau de Salomon, la fumée, le plomb fondu jeté dans l’eau, des gouttes d’huile jetées également dans l’eau, ou encore des morceaux de charbon ardent.
A Sisco, dans le Cap, on pratique encore « l’orazione » en jetant des grains de blé dans une assiette d’eau. Le dianogstic du mauvais œil dépend des bulles qui se forment. Il est question dans une prière magique d’une colombe qui tient dans une de ses pattes une tasse remplie de blé.
A Salice (sud) on signe l’œil avec des fils de sept couleurs qui pourraient représenter les jours de la semaine sainte.
A Ghisoni, pour les douleurs et les rhumatismes on verse du sel dans une assiette contenant de l’huile, on chauffe le tout et après avoir fait le signe de croix « la signatora » frotte le membre endolori avec les doigts trempés dans l’huile en disant une incantation.
Mais la matière magique la plus répandue lors des exorcismes est sans contexte L’HUILE. L’arbre qui la produit est réputé pour sa force. L’huile est très tôt associée aux pratiques de purifications. Celui qui est oint est consacré par Dieu. L’huile tient un rôle considérable dans la bible, puisque le nom « Christ » correspond à la traduction grecque « oint du seigneur ». Elle est versée sur le défunt et lors du baptême, elle participe à la naissance et à la mort. Versée sur l’eau, elle a pour objet de rendre visible l’invisible, de fixer les esprits fuyants dans l’eau. Les pêcheurs corses en jettent pour calmer la mer et y voir les poissons. Le poisson est l’œil de la mer, il est d’ailleurs pour cette raison considéré comme un animal protecteur.
La « signatora » va verser de l’huile sur l’eau pour que son œil voie les profondeurs.
Elle commence l’exorcisme en faisant trois signes de croix et en mettant en contact « a lumerella a oliu » avec quatre points de l’assiette, Nord-Sud, Ouest-Est de façon à, former une croix. L’assiette doit être une assiette blanche, creuse. Elle récite « e prigantule » et recommence le signe de croix avant de plonger dans l’huile l’auriculaire de la main gauche ou droite (les avis sont partagés) et laisse tomber trois gouttes dans l’assiette, elle recommence la même démarche trois fois : «sta preghera fu detta très volte. Ogni volta à mammone face très segni di croce cù a lumerella à oliu » Bartolomeu Dolovici –Veghia cu i morti – Bastia 1973.
Jean-Claude Rogliano dans « Mal cuncilio » décrit la même scène « Quand l’huile fut chaude, la signatora en fit tomber quelques gouttes dans l’eau de l’écuelle. Avec la même main, elle ne cessait de faire des signes de croix au dessus du récipient, tandis que Rosana répétait après elle les prières de l’incantesimu. Enfin elle lui apprit à découvrit dans la forme des tâches d’huile surnageant dans l’eau, les causes du mal et les moyens de les faire disparaître. »
Trois gouttes, cinq gouttes, là aussi les avis sont partagés, mais la plupart des cas étudiés parlent de trois gouttes et toujours d’un nombre impaire, essentiellement magique. Le chiffre TROIS est sacré dans toutes les civilisations. Il représente l’enfant issu du couple, la trinité divine, les trois niveaux de l’univers : l’en haut, le milieu (la terre) l’en bas, c'est-à-dire : l’avenir, le présent et le passé. C’est aussi le chiffre de la renaissance : le Christ a ressuscité le troisième jour.
A Linguizzetta à Venaco ou dans le Rustinu l’assiette creuse est posée sur la table, et dans le Rustinu chose qu’aucun auteur ne précise, le malade pose ses doigts de la main droite sur le rebord de l’assiette.
Si les gouttes se diluent, le malade « hè innuchjiatu » si les gouttes restent entières, il ne s’agit pas d’un sortilège.
L’opération se déroule en trois temps :
-dans un premier temps, « la signatora » vérifie qu’il s’agit bien du mauvais œil. Si elle constate que « ghié l’ochju » elle recommence l’opération pour le vérifier. Ce n’est qu’à la troisième fois qu’on saura si le malade est guéri : on dit que « l’ochju spezza ». La « spezzata » est un changement radical. Alors que les gouttes se diluaient, elles s’agglutinent, se stabilisent et restent figées. Dans la goutte apparaît l’ombre d’une pupille pareille à celle d’un chat.
Dans le sud, même si le malade est présent on place sous l’assiette un objet lui appartenant, on procède de même dans le Rustinu où le malade portera l’objet sur lui pour se protéger.
-Si à la troisième opération triple, aucune des gouttes ne s’est figée, le mauvais œil n’est pas parti. Il faut le faire dire par une autre personne et jusqu’à trois personnes différentes.
-Lorsque l’exorcisme est terminé, on jette l’eau dans le feu ou dehors dans un lieu de passage. On y rince auparavant l’auriculaire qui a gardé la trace de l’huile et on l’essuie sur ses cheveux. Dans le Rustinu, on brouille l’eau avec ses doigts et on trace un dernier signe de croix sur la tête du patient en prononçant la formule suivante : « que le maléfice soit conjuré. »
La « signatora » peut également opérer à « sec » sans eau, sans huile, en faisant des signes de croix sur la tête du patient. Lorsque le mal s’en va, elle baille ou elle a le hoquet.
A la fin de l’opération elle peut faire part, si le patient est d’accord, de ses commentaires :
- lorsque les gouttes sont bien réparties dans toute l’assiette, le mauvais œil provient d’une assemblée de personnes.
- lorsqu’elles sont disposées sur une seule ligne « e trecce » il a été causé par une femme.
Ces correspondances obéissent à la grande loi dite « des signatures » une phrase citée par Roccu Multedo de Jean Marquès-Rivière résume cette loi « ce qui est en bas est comme ce qui est en haut et ce qui est en haut est comme de ce qui est en bas, pour faire des miracles d’une même chose. »
La prière magique doit être bien dite car « benedire » veut dire « bien dire ». Dans les prières magiques corses, il faut prononcer le prénom. Le prénom est par excellence le nom secret, c’est l’être intime. Nommer c’est faire venir, faire venir c’est faire obéir. En magie, « l’énoncé d’un nom suffit pour asservir » a dit Pline – Auteur romain de l’encyclopédie naturelle.
Pour devenir « signatora » il faut être catholique pratiquante. Elle est la continuatrice de la « bonna donna », des fées, elle protège des mauvais esprits.
A travers les « prigantule » les fées ont été remplacées par la vierge ou les saintes et les personnages mystérieux, quelquefois mythologiques, par des saints, dont certains sont inconnus dans la religion chrétienne. Par exemple, dans une très ancienne prière destinée à soigner les bêtes, il est question de saint Talbu, saint Erbu, saint Maclu. Qui sont-ils ? Nous avons là un exemple de prière modifiée par l’influence de la religion. L’ancienne croyance persiste et s’intègre à la religion chrétienne.
Autrefois la transmission se faisait en famille et en génération alternée : grands-parents – petits enfants. Aujourd’hui, « la signatora » dévoile ses secrets la nuit de Noël aux personnes qui le lui demande si elle les trouve dignes de les posséder.
Si on dévoile « les prigantule » ou si on les transmet hors de la date voulue, le pouvoir est perdu.
La « signatora » ne se limite pas à conjurer le mauvais œil, elle soigne certaines maladies auxquelles on n’attribue pas de causes magiques : piqûre d’insecte, vers, coup de soleil. Chaque maladie appelle une prière différente et un matériel approprié. On rejoint là la médecine empirique.
Il existe également des prières que l’on peut apprendre « i ogni tempi » de tous temps.
Ce sont des prières que l’on récite avant d’aller se coucher, à l’église, en passant devant une croix, pour éloigner l’orage en posant sur la fenêtre l’œuf de l’ascension « l’ovu cruciatu di l’ascensione » ou en allant à l’aube, le jour de l’ascension cueillir « u risu » ou « broccula » une plante qui a la particularité de pousser à l’envers et qui fleurit à la saint Jean ou à la Trinité. Si elle ne fleurit pas, cela est signe de grand malheur. On conserve également les petits pains de saint Antoine et de saint Roch qui une fois bénits assurent la protection du foyer et ne moisissent jamais.
On peut constater que les pratiques magiques ne se limitent pas aux maladies des hommes et des animaux, elles sont nombreuses toute l’année aux dates rituelles importantes du calendrier. Elles renforcent la lutte des hommes contre la mort et la maladie, elles combattent la misère et le malheur, elles garantissent la survie et attirent les forces positives en éloignant les démons.
Nous vivons toujours aujourd’hui, et c’est heureux, à la frontière du surnaturel.

Précautions et remèdes

Quels sont les moyens pour se protéger des démons de l’ochju ?
Nous savons que les personnes les plus réceptives à « l’ochju » sont d’abord les enfants, les personnes heureuses, chanceuses, comblées qui dégagent une énergie positive convoitée par l’œil. Elles sont plus que les autres soumises au regard, d’où la nécessité de se protéger.

Le vertical contre le mal


Les corses ont gardé ce recours à la verticale face au danger du mauvais œil. « L’ochju » provoque un déséquilibre, le vertical en créant un lien avec les forces célestes est bénéfique (stantari, pierres verticales). La fameuse main de corail que portent les nouveaux nés est fermée, le pouce passé entre l’index et le majeur. On fait les cornes lorsqu’on a le sentiment d’être en présence de l’œil. Cette croyance dans le pouvoir des cornes est très ancienne. Carine Adolfini Bianconi, nous démontre que les sumériens avaient le même symbolisme de verticalité : « la main phallique, la ziggourat (tour), la flèche, les cornes ou les stantari… rendent hommage au pouvoir créateur de la divinité. »


L’Asphodèle

Pour les corses c’est une plante de vie alors que pour les grecs et les romains, c’est le symbole de la mort.
Elle est utilisée pour l’œil par la « sfumatora » : « je t’enfume et que Dieu te guérisse de tout mal. » Elle est aussi l’arme puissante des « Mazzeri » dont le nom est lié à la plante : mazza, mazzetta. Mais, mazzetta en corse veut dire aussi bouture, donc partie vivante qui donnera naissance à d’autres plantes. Pendant les batailles mazzériques, les « Mazzeri » sont munis de Tirli ou Zirli (asphodèles). Zirlu veut dire aussi « jaillissement », symbole de fertilité. A ce titre, elle représente la virilité et la puissance. Elle servait à allumer le feu sacré de la saint Jean. Ce jour là, le soleil est au, plus haut de sa course, c’est le solstice d’été. On constitue un bûcher, appelé « castellu »
au sommet duquel on place une couronne végétale tressée, symbole du soleil. A la base, on place les plantes magiques, en particulier l’Asphodèle et la Murza ( l’immortelle) pour l’allumer. Nous avons toujours cette référence au vertical pour s’élever vers le divin.




Le sel

Contre l’envie, la jalousie, pour se protéger du mauvais œil on utilise encore de nos jours le sel, beaucoup en mette dans leurs poches, dans leur voiture ou sous leur lit. Depuis 5000 ans, le sel est considéré comme une énergie capable de réanimer une victime. Il est donc perçu comme une substance vitale unissant l’homme à Dieu.
Il est également connu comme un conservateur, on y voit donc un remède contre la désintégration de la matière vivante. Il désinfecte les plaies, nettoie et cicatrice. Il se dissout dans l’eau et absorbe le maléfice. Il peut aussi se cristalliser et empêcher ainsi le mauvais esprit de s’étendre.

La salive

Tout le monde sait qu’en Corse il est défendu de complimenter un enfant sans dire « que Dieu le bénisse » en crachant par terre ou sur le berceau ou en lui mettant un peu de salive sur la tête. La salive véhicule la vie, mais son effet peut être double. Etant chargée de la puissance interne de la personne, si cette dernière est maléfique ou malade, elle devient négative. Elle peut unir ou dissoudre, guérir ou salir, être associée à l’insulte. Elle a des propriétés communes avec le sel : son pouvoir cicatrisant et désinfectant. On retrouve le mot sel dans le langage : salvare = sauver, salute = santé.
En Corse comme en Mésopotamie, elle agit comme un réceptacle et absorbe soit le bon, soit le mauvais qui se retrouve transféré sur l’enfant qu’on complimente.
Jésus crache sur les yeux de l’aveugle puis y pose ses mains pour lui redonner la vue. Nous voyons bien là, les rapports entre la salive, les yeux, les mains et la guérison.

La Pierre

La pierre est un symbole de protection dans toutes les parties du monde. Sa solidité, sa force sécurisent l’homme, elle est liée à l’idée d’immortalité. Le temps ne l’atteint pas. La pierre ne laisse rien passer, pas même l’esprit des morts. C’est pour cela qu’elle ferme les tombeaux. Les pierres dont sont faites les maisons et la maison elle-même ont dans l’Ile un caractère sacré. On porte la pierre autour du cou pour éviter les mauvaises contagions et surtout pour former une barrière contre le mauvais œil.
Parmi les pierres merveilleuses, la Catochite ou pierre de mémoire était connue de Pline. La pierre d’aigle qui rend invisible, se trouve au col d’Ominanda. Pour qu’elle agisse, il faut prononcer la formule « Tamo-Samo » qui ressemble au « sésame ouvre-toi » des mille et une nuits. On portait en voyage, a petra quatrata, magnétite ou pierre d’aimant que l’on trouve près de Canari. Elle a la vertue de rendre infatigable et se porte attachée à la jambe gauche au dessus du genou. Un autre talisman était l’Unghie d’ella grande bestia qu’on allait chercher dans un pays lointain afin de se défendre contre les sorcières.


Le Corail

U Curallu a été découvert en Méditerranée il y a 6.000 ans. Il représente une amulette puissante appartenant au règne animal, végétal et minéral. Il est donc triplement bénéfique. Le fait qu’il pousse dans la mer accroît son pouvoir. L’eau étant le domaine des esprits. Ses branches rappellent les cornes, d’ailleurs en Corse, on porte souvent des cornes en corail. Il a aussi le pouvoir de soigner les hémorragies, sans doute à cause de sa couleur qui rappelle le sang pétrifié.



L’œil de Sainte Lucie

Pour se protéger, on peut accrocher un œil de Sainte - Lucie à son collier. Ce coquillage poli par la mer est en forme d’œil. Sainte-Lucie était connue en tant que protectrice de la vue et des maladies des yeux. Elle est très vénérée en Corse. Le coquillage est une représentation très ancienne de l’œil. Des perles rondes et percées en céramique blanche sur lesquelles sont dessinés des yeux bleus ont été retrouvées dans des anciennes tombes corses. Les yeux bleus, rares, passaient pour avoir un pouvoir néfaste. L’amulette les représentant servait de contre charme.


Le Poisson

Le poisson, le corail et l’œil de Sainte Lucie sont des yeux qui viennent de l’insondable : la mer.
Le poisson voit dans l’eau comme les « signatore », il vit dans les profondeurs, mais peut jaillir hors de l’eau lorsqu’il saute. Il est capable de remonter à la surface comme l’œil d’huile dans l’assiette d’eau. Il deviendra le symbole du Christ. Il évolue entre les eaux de la vie et de la mort, il remonte après avoir touché le fond, il connaît les secrets de la renaissance, il sera associé dans les rites liés au renouveau : nouvelle année, nouvelle saison, nouvelle vie. En Corse, il est représenté sous forme de rameaux lors des fêtes de Pâques.

La couleur rouge

Le rouge, couleur du sang, symbole de vie, fait peur aux démons.
La dame de Bonifacio d’après F. de Lanfranchi qui l’a découverte était ensevelie sous une couche d’argile rouge, rituel très ancien et universellement répandu traduisant une croyance après la mort, la terre rouge étant la matière fondamentale de la création de l’homme. Les Egyptiens décrivent le paradis comme une montagne rouge.
Pour les anciens, recouvrir le corps du défunt de poudre rouge c’était lui permettre de ressusciter dans l’autre monde. Aujourd’hui encore nous jetons une poignée de terre symbolique avant de refermer un tombeau. Certains menhirs corses ont été peints en rouge. Cela confirme la volonté de nos ancêtres d’immortaliser les monuments dédiés aux morts. Le rapport entre la couleur rouge du sang et la vie avaient été perçus à des époques très anciennes. Une tradition juive donne au fil rouge porté autour du poignet le pouvoir de repousser le mauvais œil. En Corse, à Sagone, pour les maux de ventre on a coutume d’entourer le ventre avec une ceinture de flanelle rouge, on tire ensuite en prononçant une formule magique en déroulant le lien. Pour éviter les cauchemars, on met encore aujourd’hui un bout de tissu rouge sous l’oreiller. Les « signatore » mettent dans « e breve » (petits sachets porte-bonheur) un fil de coton ou de lin rouge sur lequel elles ont fait cinq nœuds, lorsque l’on défait les nœuds on se débarrasse des démons.



Le bandeau sur le front

Pour éloigner les sortilèges, on nouait un bandeau de lin blanc sur le front autour de la tête. Dorothy Carrington nous décrit sa rencontre avec une « mazzera » « un ruban blanc, auquel était attaché une petite boucle d’oreille en or, lui entourait le front sous le fichu de la tête : c’est pour écarter mes yeux des maléfices, dit-elle, en touchant la boucle d’oreille . J’en ai besoin de mes yeux. »
La boucle d’oreille en or va dévier les rayons du mauvais œil, le métal ayant fonction de miroir. Le bandeau était découpé dans du lin ou du coton en respectant des mesures particulières de 108 cm/54 cm. Ces chiffres ont une grande importance, en effet 1+8 ou 5+4 = 9 qui est un chiffre magique. Il fallait également dessiner trois croix ( 3 étant le chiffre magique par excellence) le tremper ensuite dans l’eau salée ( nous retrouvons le sel) et bénite ( 3 grains de gros sel plus une prière ) et le laisser sécher sur le front.
Protéger le front traduit une très ancienne croyance en un troisième œil appelé œil de la connaissance divine, rassemblant le pouvoir des deux autres. Il va permettre de réorienter le regard dans la juste direction, vers le haut. D’ailleurs, la « signatora » se touche le front avec l’eau sainte et pose ses mains sur le front du malade.

Les autres protections

Le mauvais œil est une forme de démon. Il faut donc des remèdes contre cette intrusion dans le corps ou dans les maisons.
On utilise à cet effet une multitude d’objets bénits lors des fêtes religieuses : charbons de la Saint Jean, petites pierres, rameaux d’olivier, « crucette» de pâques, scapulaires, amulettes « e breve » qui contenaient un rameau d’olivier, des grains de riz, un peu du cierge de la chandeleur, et qu’on portait autour du cou.
L’arbousier, « l’albitru » est également une protection contre « l’ochju », on en mettait une branche dans la poche. « L’albitru » est le symbole de la mort et du passage dans l’autre monde, on en mettait des feuilles dans la bouche des défunts. Il intervient pour signer « l’ochju » pour les animaux.
La maison était également protégée contre les esprits et les démons. On accroche encore aujourd’hui des objets pointus aux murs ( couteaux, faucilles) contre les sorcières « e streghe ». On ne coupait pas les ongles aux bébés afin qu’ils puissent se défendre contre les esprits.
Les esprits étaient nombreux, il y avait les esprits du brouillard « i lagramenti » (leur nom vient d’Agramant, chef des Sarrasins) pour s’en protéger, il fallait tenir les portes fermées, avoir de l’eau bénite à la maison et tenir un clou à la main. Ces esprits pouvaient être accompagnés par les « murtulaghj » et conduire l’esprit d’une personne vivante dont le double est visible. Ce cortège s’appelle la « mumma » « a mumma passa e vene », on peut effectivement la voir à l’aller lorsqu’elle va chercher le futur défunt ou au retour lorsqu’elle l’emporte. Pour sauver la personne, il faut arracher un pan de son vêtement avant que le corps ne franchisse un cours d’eau ou ne soit rentré dans une église et surtout serrer fortement la lame d’un couteau entre les dents pour ne pas ouvrir la bouche. Le « mazzeru » peut également sauver la personne qui doit mourir en coupant la frange de son habit.
Les corses pensaient que le destin était inscrit d’avance et que grâce aux rêves prémonitoires on pouvait tenter en vain d’essayer de modifier l’avenir annoncé.
Rêver, c’est passé de l’autre côté de la rive, du fleuve, c’est le royaume des morts. Rêver c’est presque mourir « u sonnu hè compagnu di a morte ».
On ne nomme pas la mort. On dit : « si n’hè andatu »
On est très superstitieux : les chiens qui hurlent la nuit annoncent la mort, la chouette considérée par les grecs comme un animal protecteur est un oiseau de malheur. Parce que l’eau est une porte qui s’ouvre sur le pays des morts, on couvre les miroirs lors d’une veillée funèbre pour que les esprits ne puissent pas rentrer dans la maison.
Le bruit effraie les démons, il porte bonheur, cela explique que lors de plusieurs cérémonies (mariages, soir de Noël, nouvelle année) nous tirions en l’air.
Il est aussi très dangereux de prononcer certaines paroles. Nous venons de constater que le mot mort n’est pas prononcé sous peine de la provoquer.
On craint autant les mauvaises paroles que l’œil. Lorsqu’on exprime son admiration pour une personne on l’expose au mauvais œil, il vaut mieux se taire « acqua in bocca ». Il existe un lien très fort entre l’œil et la bouche. L’homme doit veiller à maintenir l’équilibre entre le haut et le bas pour ne pas s’exposer aux forces des démons.

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